Analyse de l'écrivain Belge Ludo de Witte sur l'assassinat de Louis Rwagasore, premier ministre du Burundi, le 13 octobre 1961, huit mois et demi avant l’accession du pays à
l’indépendance
Considéré comme « anti-Belge » et trop « nationaliste » par la Tutelle belge, Rwagasore est assassiné quelques semaines après sa victoire inattendue aux élections législatives et sa nomination comme premier ministre. La disparition
de Rwagasore aura de lourdes conséquences, parce que l’élimination du chantre de l’unité nationale va attiser les tensions ethniques au
pays.
Cette analyse est disponible en français, sur le site de l'Université de Gand.
Note préliminaire
Je tiens à préciser que cette ébauche d’enquête historique sur l’assassinat de Louis
Rwagasore, publiée pour la première fois en néerlandais début 2013, ne contient
d’informations que sur la base d’une recherche menée dans un seul fonds d’archives – les
Archives Britanniques –, enquête complétée par la lecture des Mémoires du numéro un de
l’administration de la Tutelle belge au Burundi Jean-Paul Harroy et de la presse de l’époque.
Depuis, j’ai continué à étudier ce dossier. Le texte qu’on va lire n’est que la première étape
d’un travail qui doit aboutir en 2014 à la publication d’une étude approfondie.
Il n’y a en effet aucune publication qui traite du sujet de la manière approfondie et rigoureuse
qu’il mériterait. Les spécialistes du Burundi, comme René Lemarchand, Joseph Gahama,
Jean-Pierre Chrétien ou Christine Deslaurier (et bien d’autres), n’ont pas traité de
l’assassinat proprement dit. Il n’y a qu’un livre qui se focalise sur le sujet: L’assassinat de
Rwagasore, le Lumumba burundais, du journaliste Guy Poppe, publié en 2012. Ce livre
souffre de graves lacunes. Les informations de Poppe se limitent essentiellement à une série
de notes et documents qui viennent d’une enquête superficielle dans un seul fonds d’archives
– les Archives du Ministère des Affaires Etrangères belges. Contrairement à ce qu’il prétend
dans son livre, Poppe n’a jamais fait de recherches dans les Archives du Ministère des
Affaires Etrangères belges. Son livre est une synthèse de notes et documents établis et
rassemblés par une tierce personne qui a consulté ces archives. Une consultation
superficielle ? En tout cas, dans son livre ne sont étudiés et pris en compte ni la
correspondance entre Bruxelles et la Tutelle, ni les rapports de la Sûreté coloniale, ni la
correspondance entre les agents de la Tutelle. Comme il l’écrit lui-même dans l’introduction à
son ouvrage, Poppe a voulu rapidement publier quelque chose à l’occasion du 50
e
anniversaire de l’indépendance du pays.
Le travail vient donc seulement de commencer. C’est pourquoi j’invite le lecteur à lire ces
lignes comme une première esquisse qui doit être complétée dans un livre qui sera publié
ultérieurement. Je remercie José Fontaine et surtout Paul Vanlerberghe pour la traduction de
mon travail en français : grâce à eux ce texte est mis à la disposition du public africain et
belge francophone.
Ludo De Witte (8 juillet 2013)
L’assassinat du Premier ministre burundais Louis Rwagasore
D’étonnants documents d'archives sur l’implication de la Belgique
« La vérité passe par le feu mais ne brûle pas»
Proverbe burundais
Premier juillet 2012: le Burundi fête le 50e anniversaire de l'Indépendance. L’ambassadeur
belge organise une grandiose réception à l'hôtel Tanganika, à Bujumbura en présence du
Prince Philippe et de la Princesse Mathilde. Côté burundais le malaise quoique inexprimé est
palpable : la réception a en effet lieu à l’endroit même où, le 13 octobre 1961, le premier
Premier ministre du Burundi, le charismatique Prince Louis Rwagasore a été assassiné. Or
beaucoup de Burundais sont convaincus que des responsables belges de haut rang en ont été
les inspirateurs. Une enquête menée dans les archives de l’époque l’établit de manière irréfutable. La mort de Rwagasore est le fait de Burundais et de quelques Grecs, mais, en
sous-main, l’administration belge a joué un rôle de premier plan
Dans le récit qu’on va lire, on va retrouver quelques personnalités importantes de l’
histoire nationale belge déjà mêlées au meurtre du Premier ministre congolais Lumumba: le
Ministre des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak et son conseiller Etienne Davignon jouent
en quelque sorte le rôle des pompiers et le roi Baudouin celui du pêcheur en eau trouble.
Cette enquête historique porte sur un crime lourd de conséquences, car le vide créé par la
disparition d’un Rwagasore, leader nationaliste et trait d’union entre Tutsi et Hutu au
Burundi, a donné libre cours aux tensions entre les deux groupes qui plus tard vont dégénérer
en massacres et purifications ethniques.
L’histoire de la décolonisation du Congo, du Burundi et du Rwanda, est toujours porteuse de
remarquables leçons. Parce que, en Afrique centrale, le passage du pouvoir de l'administration
coloniale belge aux gouvernements des Etats devenus indépendants s'est déroulé dans une
atmosphère tendue, car Bruxelles rechigne a desserrer son emprise. L’imprévoyance des élites
belges, peu soucieuses de préparer l’ère post-coloniale, les a brutalement mises en face de
nationalistes africains désireux de s’en prendre aux joyaux de la couronne de la Colonie
(l’Union Minière). L'establishment, sentant ses intérêts vitaux menacés, a réagi en ne lésinant
pas sur les moyens : intervention militaire, soutien aux sécessionnistes, corruption, chantage,
meurtre. Les grosses sociétés coloniales, les gouvernements belges successifs et la monarchie
ont tout fait pour trouver l’appui des dirigeants africains à leur dévotion.
L’histoire du renversement du gouvernement congolais et de l'assassinat du Premier ministre
congolais Lumumba est aujourd’hui bien connue. Pour le Rwanda, il y a encore des
recherches à mener. Dans ce pays, les Belges ont jeté de l’huile sur le feu des rivalités entre
Tutsis et Hutus et les ont utilisées afin de pouvoir installer – sous le couvert d'une révolution
Hutu démocratique – un gouvernement aux ordres. C’est un tournant capital dans l’escalade
des conflits ethniques au Rwanda qui culminent avec le génocide de 1994. Colette
Braeckman, du journal Le Soir, a écrit de percutantes analyses, mais il faudrait encore
consulter les archives et y mener une recherche approfondie.
1
En ce qui concerne le Burundi,
on peut dire que, grâce à une quarantaine de documents conservés dans les archives nationales
britanniques à Londres, notre connaissance du dossier a considérablement progressé.
Ces documents, qui proviennent de sources officielles – le Parquet de Bruxelles, le Procureur
du roi Raymond Charles et l'ambassadeur britannique au Burundi James Murray – démontrent
sans contestation possible que la Tutelle belge a joué un rôle dans l’assassinat de Louis
Rwagasore, le Premier ministre du Burundi, crime qui aura de graves conséquences
politiques. Car le prince Rwagasore, le fils du roi, rassemble les Hutu et Tutsi autour de la
monarchie épargnant ainsi à la nation burundaise la montée de la violence ethnique qui sème
mort et destruction dans le Rwanda voisin. Son élimination va attiser les tensions ethniques et
constitue l'un des éléments du processus qui va mener le pays aux épurations ethniques et à la
guerre civile qui coûteront la vie à des centaines de milliers de personnes dans les dernières
décennies. Etablissons d'abord une courte chronologie des événements.
Chronologie
1916 : La Belgique défait l’armée allemande et conquiert le Rwanda et le Burundi.
1
Voir par exemple Colette Braeckman, Rwanda. Histoire d’un génocide, Fayard, Paris, 1994. 1946 : Les Nations Unies décident que le Rwanda-Burundi devient un territoire sous tutelle
belge.
[30 juin 1960 : Indépendance du Congo.]
[17 janvier 1961 : Assassinat du Premier ministre congolais Patrice Lumumba.]
18 septembre 1961 : Elections pour le Parlement burundais au cours de la marche à
l’indépendance, projetée pour le 1er juillet 1962. Victoire électorale écrasante du nationaliste
Louis Rwagasore et de son parti l’UPRONA (Unité et Progrès National).
28 septembre 1961 : Rwagasore devient à 30 ans le Premier ministre du Burundi.
13 octobre 1961 : Assassinat de Louis Rwagasore.
7 mai 1962 : La Justice belge condamne à mort l'assassin, le Grec Jean Kageorgis. Les
commanditaires - des Burundais et un Grec – sont condamnés à de lourdes peines
d’emprisonnement.
28 juin 1962 : Le roi Baudouin rejette – à contrecœur et sous la pression du gouvernement
belge - le recours en grâce de Kageorgis.
30 juin 1962 : Exécution de Jean Kageorgis.
1er juillet 1962 : Indépendance du Burundi.
5 janvier 1963 : Un tribunal burundais condamne à mort les cinq commanditaires du meurtre
de Rwagasore qui sont toujours en prison.
15 janvier 1963 : Malgré les interventions du roi Baudouin et du gouvernement belge en
faveur d’une grâce pour les cinq complices, ceux-ci sont pendus.
La Tutelle contre Rwagasore
Le Burundi et le Rwanda, pays voisins du Congo, n'étaient pas des « colonies », mais des
territoires sous tutelle : d’anciennes colonies allemandes confiées temporairement par les
Nations Unies à la Belgique, avec la mission officielle de les préparer à l'indépendance. Le
Burundi, qui devient indépendant en 1962, élit dès septembre 1961 son Parlement. Durant la
campagne, les démocrates-chrétiens burundais du PDC, les protégés de la tutelle belge, font
face à l'UPRONA, le parti du nationaliste Louis Rwagasore, souvent comparé à Lumumba.
Comme son homologue congolais, il milite pour l'indépendance de son pays. Lorsque, en
1956, il réclame une constitution pour le Burundi, la tutelle l’interprète comme la première
manifestation de nationalisme au Burundi. Le manifeste de son parti, l'UPRONA, énumère
ses objectifs : combattre le féodalisme, le colonialisme et le communisme. Rwagasore se
prononce en faveur d'une politique étrangère non alignée, sans relations privilégiées avec les
anciennes puissances coloniales. Les dirigeants de son parti sont en contacts étroits avec les
nationalistes congolais.
Fils du mwami Mwambutsa (le roi du Burundi), Rwagasore cherche à rassembler toutes les
couches de la population - Hutu, Tutsi, Twa et Ganwa, tant les chrétiens que les musulmans -
autour d’une monarchie qui est populaire. A la direction du parti siègent autant de Hutu que
de Tutsi, comme dans son gouvernement.
2
De mauvaises langues, côté colonial, prétendent
que Rwagasore cherche à obtenir via la politique ce qui lui échappe comme fils ainé du
mwami. Le successeur d'un mwami défunt est en effet traditionnellement choisi parmi ses fils
cadets, ce qui écarte Rwagasore de la succession. On lui reproche également d'être
opportuniste : pour arriver au pouvoir il jouerait sur les sentiments royalistes de la nation, en
2
Sur Rwagasore, voir surtout René Lemarchand, Rwanda and Burundi, Praeger Publishers, New
York/Washington/London, 1970, pp. 328 ev.; Jean-Paul Harroy, Burundi 1955-1962. Souvenirs d’un combattant
d’une guerre perdue, Hayez, Bruxelles, 1987, pp. 5, 570; Christine Deslaurier et Domitien Nizigiyimana,
Paroles et écrits de Louis Rwagasore, leader de l'indépendance du Burundi, Karthala, Paris, 2012. se présentant partout comme le fils du roi.
3
Quoi qu'il en soit, ses vues et son engagement
politiques irritent profondément la tutelle. Les hauts fonctionnaires coloniaux belges le
considèrent comme ingérable et antibelge.
En 1960, le Ministre belge des Affaires africaines, Harold d'Aspremont Lynden – également
très impliqué dans la lutte contre Lumumba – donne carte blanche à la tutelle au Burundi pour
stopper l'ascension politique de Rwagasore.
4
Les interventions de celle-ci connaissent quelque
succès. Selon le très informé ambassadeur britannique au Burundi, James Murray, la lourde
défaite de l’UPRONA lors des élections communales de fin 1960 est la conséquence des «
moyens non-négligeables » mis au service des opposants politiques à Rwagasore par la
tutelle belge. Le Résident-général au Rwanda-Burundi Jean-Paul Harroy dispense son
concours financier et son expertise aux adversaires de Rwagasore qu’il met en résidence
surveillée afin de « décapiter l'UPRONA ».
5
Harroy confie sans détours à Murray, au cours de
leur première conversation en mars 1961, que les Belges « tenaient en échec les extrémistes
sous la direction de Rwagasore afin de donner aux modérés l’opportunité de s'imposer. »
6
Les
partis de l'opposition s'étaient unis dans un front Commun, « encouragés en cela par plusieurs
fonctionnaires belges ». Quand il fait référence à ces manipulations dans ses Mémoires, le
Résident-général Harroy parle d’un ton badin d’ « une majorité ancienne truquée par les
colonialistes »…7
L'Organisation des Nations Unies (ONU) qui suit attentivement l'évolution vers
l'indépendance des territoires sous tutelle, s’active. En son sein, les pays débarrassés de la
tutelle coloniale et qui émergent du tiers monde exigent que les élections législatives de
septembre 1961 soient des élections libres. L'organisation internationale a installé une
commission au Burundi, pour en contrôler le déroulement. L'ONU exige la liberté de
mouvement pour tous les Burundais, donc aussi pour Rwagasore. Comme il y a des
observateurs scrupuleux au Burundi même, comme la position de Bruxelles sur la scène
internationale est très affaiblie en raison de son attitude dans la crise du Congo (le soutien à la
sécession du Katanga notamment), le gouvernement belge change son fusil d'épaule.
Bruxelles, qui donnait Rwagasore perdant suite à sa défaite lors des élections locales, décide
de mettre un terme à sa politique «d’intervention ouverte et unilatérale dans la politique locale
» (dixit l'ambassadeur Murray). Rwagasore ne rencontre plus aucun obstacle dans sa
campagne électorale et remporte une grande victoire : l'UPRONA obtient 58 sièges, le PDC et
le Front Commun 6 sièges seulement. C’est avec retard que le Ministre des Affaires
étrangères Spaak reconnaît la défaite au Parlement belge: « Il faut le reconnaître : le parti qui
3
Concernant l'opinion coloniale sur Rwagasore, voir J.K. [Jean Kestergat], Les responsabilités de la Belgique
sont évoquées devant la Cour d’Appel d’Usumbura, dans La Libre Belgique, 23.04.1962, et Le prince
Rwagasore assassiné à Usumbura, dans La Libre Belgique, 16.10.1961. Au sujet de l'aversion du gouverneurgénéral Harroy à l'égard de Rwagasore, voir Harroy, Burundi, pp. 267-268, 644.
4
Au sujet de l'aversion de l'establishment belge à l’égard de Rwagasore, voir aussi Ludo De Witte, De lange arm
van Boudewijn in Centraal-Afrika. Een spectaculair document uit het Koninklijk Archief, 11.2001,
www.uitpers.be.
5
Lettre de British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, 01.12.1962, in FO 371.161813, National
Archives UK. James Murray, consul britannique à la fin du mandat belge sur le Burundi, devenu ambassadeur
après l'indépendance du pays.
6
Lettre de British Embassy Usumbura (J. Murray) au Foreign Office (G.E. Millard), 30.11.1962, in FO
371/161813, National Archives UK.
7
Concernant les fonds secrets, la résidence surveillée imposée à Rwagasore et la création du Front Commun,
voir Pierre Salmon, ‘Préface’, in J-P. Harroy, Burundi, p. 6; « majorités faussées… », in Jean-Paul Harroy,
Rwanda. De la féodalité à la démocratie 1955-1962, Hayez, Bruxelles, 1984, p. 481. a été soutenu par la tutelle, a été écrasé dans les élections ».
8
Peu après les élections, le
Parlement burundais vote la confiance au gouvernement formé par Louis Rwagasore.
L’assassinat
Le 13 octobre 1961, moins d'un mois après sa victoire électorale, seize jours après sa
désignation comme Premier ministre, Louis Rwagasore est abattu à la terrasse d'un restaurant.
L'auteur des faits est le ressortissant grec Jean Kageorgis (30 ans). Il a été engagé par un autre
Grec, Michel Iatrou, riche homme d'affaires et membre influent du Parti démocrate-chrétien
(PDC). Iatrou est « viscéralement ennemi de Lumumba » et considère Rwagasore comme «
un future Lumumba Burundais ». L'assassin et ses commanditaires, parmi lesquels des
dirigeants du PDC, sont très maladroits dans l’exécution de leur plan. Ils sont vite arrêtés et
traduits en justice. Des magistrats belges de profession condamnent à mort Kageorgis avant
l’indépendance. Il est exécuté. Les complices du PDC sont condamnés à de lourdes peines de
prison. Après l'indépendance, le Burundi décide de refaire le procès, cette fois en présence
d’un jury populaire, ce qui aboutit à la peine de mort et à l'exécution des cinq complices les
plus importants : un Grec et quatre Burundais.
Justice est-elle faite ? Apparemment. Du moins pour ceux qui considèrent la chose comme
une affaire purement burundaise. C’est cette version des faits que La Libre Belgique reprend à
son compte. Dans le premier article du journal consacré à l’assassinat, on trouve le
commentaire suivant : « Il s'agit probablement d'un délit politique. Jadis, au Burundi, le crime
était un moyen de gouvernement. La civilisation de ce pays était raffinée, cruelle et complexe.
L’autorité de tutelle avait mis un frein à des moeurs dignes de l'Italie des Borgia (…)
L’assassinat du Prince Rwagasore semble indiquer que l’Histoire, un moment étouffée par la
présence belge, reprend son cours. »
9
Une telle vision des choses ne résiste pas à l’analyse si,
du moins, l’on ne se contente pas de ce qui a été établi aux différents procès. Jamais les
indices évidents d’une implication des Belges n’ont donné lieu à vérifications. Au cours du
premier procès, l'enquête et la procédure sont de la responsabilité de l’autorité de tutelle, donc
des Belges. Le deuxième procès est le fait des Burundais, mais eux aussi évitent de mettre les
Belges en cause. A tort, si l'on considère les documents d'archive. Voici une tentative de
reconstitution des faits.
Une complicité belge ?
La victoire électorale de Rwagasore est un choc pour ses adversaires burundais et leurs
protecteurs belges. C'est dans ces milieux qu’évoluent les ennemis du populaire leader
nationaliste, ce qui explique que, immédiatement, Le Soir surtitre son premier article sur
l’affaire : « La population africaine rend les Européens responsables de la mort du Premier
ministre. » Un incident significatif en témoigne. Peu de temps après la mort de Rwagasore, le
Résident-général Jean-Paul Harroy se rend à l'hôpital où la dépouille mortelle est exposée et
s’incline devant elle. Dans un couloir de hôpital, il croise la mère du Premier ministre
8
Lettre de la British Embassy Usumbura (J. Murray) au Foreign Office, 1/12/1962, in FO 371/161813, National
Archives UK; P-H. Spaak, lors d’une interpellation de Drèze à Spaak, Annales parlementaires, Chambre des
Représentants, réunion du 05/12/1962.
9
‘Le Prince Rwagasore assassiné à Usumbura’, La Libre Belgique, 16/10/1961. assassiné qui le gifle, geste révélateur du sentiment de très nombreux Burundais, persuadés
que la tutelle est derrière le crime.
10
Il devient assez vite clair que les responsables du PDC sont, au plus haut niveau, les
commanditaires de l’attentat. Mais cela ne doit pas occulter la complicité ou la connivence de
leurs conseillers belges, ceux qui les financent et les protègent. Le Résident-général Harroy,
dans ses Mémoires assez sincères (qui datent de 1987), ne mentionne pas la gifle de la mère
de Rwagasore. Pourtant, il ne passe pas totalement sous silence la question de la complicité
belge. Il écrit notamment: « Et voici maintenant l’un des passages les plus délicats de ce livre:
jusqu’à quel point certains agents de la Tutelle, peut-être en association avec quelques nonfonctionnaires, ont-ils contribué par leurs déclarations, leurs promesses, voire leurs actions, à
ce que soit commis le meurtre? »
Harroy énumère alors une série d’éléments à la base de son hypothèse :
- beaucoup d'adversaires de Rwagasore étaient travaillés au corps par la tutelle à travers
son assistance matérielle et morale pour le combattre et d’ailleurs la tutelle elle-même le
combattait, « aussi loin que l’ONU le permettait » ;
- la tutelle était traumatisée par la victoire électorale de Rwagasore ;
- l'opposition pensait que la tutelle se réjouirait de la disparition physique de Rwagasore et
qu’elle fermerait les yeux.
Harroy pose alors cette question cruciale: « Des agents belges ont-ils alors accueilli
favorablement, approuvé à haute voix, sinon pris spontanément à leur compte l’énoncé de ce
raisonnement? Ont-ils même affirmé à l’un ou l’autre Africain que la concrétisation du
dernier maillon de cette argumentation, ‘La Tutelle fermera les yeux…’, était du domaine du
probable, voire du certain ? » Harroy ne laisse planer aucun doute: « Le nier me paraît
déraisonnable. »
11
Encore plus d'indices (avril-mai 1962)
Le Burundi devient indépendant huit mois et demi seulement après le meurtre, ce qui permet à
l’autorité de tutelle de prendre la responsabilité du déroulement du procès. Et elle le fait :
malgré les protestations burundaises, l'enquête et le procès restent des affaires purement
belges. Bien que ce ne soit pas de la compétence de la tutelle. Le Ministre des Affaires
étrangères Paul-Henri Spaak et le Vice-premier Pierre Ngendandumwe signent fin 1961 un
accord aux termes duquel le Burundi obtient l'autonomie complète, à l'exception d'un certain
nombre de compétences énumérées à l'article 2. La juridiction pénale n’est pas citée dans
l'article 2. Néanmoins, la tutelle s’arroge cette compétence. Dans un rapport de 2005, La
Ligue de Droits de la personne dans la Région des Grands Lacs commente la chose comme
suit: « La Belgique a tout fait pour que sa responsabilité dans cette affaire ne puisse pas être
établie. »
12
Avec succès.
10
‘Vers de sérieuses difficultés politiques au Burundi? La population africaine rend les Européens responsables
de la mort du Premier ministre’, Le Soir, 15-16/10/1961. Concernant le gifle, voir ‘M. Harroy, mis en cause au
procès des assassins du prince Louis Rwagasore’, Le Soir, 22/11/1962.
11
J-P. Harroy, Burundi, p. 591.
12
Protocole du 21.12.1961, dans Stef Vandeginste, Stones Left Unturned. Law and Transitional Justice in
Burundi; Ligue des Droits de la personne dans la région des Grands Lacs (LDGL), Burundi, Quarante ans
d’impunité, 2005, p. 12. Sur les aspects légaux de la procédure pénale, voir, pour le point de vue de Bruxelles
l'aide-mémoire belge, British Embassy Brussels (J. Nicholls) to Foreign Office, n° 394, 26/11/1962, FO
371/161813, National Archives UK. Extraits du dossier pénal, avec commentaire, dans Jules Chomé, ‘L’affaire
Rwagasore’, dans Remarques congolaises, n° 41/42/43/44, 14.12.1962. Il reste évidemment beaucoup de choses à dire sur ce procès belge. L'ancien journaliste de la
VRT, Guy Poppe, publie en 2011 De moord op Rwagasore [L’Assassinat de Rwagasore],
dans lequel il rassemble les résultats de la recherche qu’il a menée aux archives du ministère
(belge) des Affaires étrangères. Poppe note que les Affaires étrangères ont tenté de «
manipuler » l'instruction et le procès, et encore ! « S’exprimer comme cela c’est un
euphémisme ». Des fonctionnaires subalternes de la tutelle, désireux de témoigner au procès,
ont été menacés d’un Berufsverbot
13
par le cabinet du Ministre des Affaires étrangères
Spaak.
14
Néanmoins, lors du procès en appel la Cour entend un témoignage accablant pour les Belges.
Les avocats de la défense convoquent devant le tribunal Sabine Belva, qui assurait la liaison
entre l'autorité de tutelle et le chef du PDC, Jean Ntidendereza, et Roberto Regnier, le
Résident belge (gouverneur) du Burundi, en tant que témoins sous serment. Belva déclare que
Regnier s'est demandé, au cours d'une réunion en comité restreint de responsables importants
de la tutelle, immédiatement après les élections – réunion à laquelle Belva assiste également –
« si l’on avait songé à l'élimination de Rwagasore comme moyen de résoudre le problème
politique », ajoutant qu’ « au Rwanda ce serait simple ». Regnier admet que la tutelle
«dispose d'une caisse spéciale » avec laquelle le PDC est financé, mais il rejette les
accusations de Belva. Belva insiste en répliquant: « Vous avez dit ce que j’ai rapporté. Et
quelques jours plus tard, vous m'avez dit : « Cela vous trouble, parce que vous êtes
chrétienne? Je connais un prêtre qui absoudrait immédiatement cela . » Vous avez même fait
allusion à « un commando » du Rwanda. J’ai rapporté tout cela à M. Ntidendereza. »
15
Le journaliste de La Libre Belgique qui couvre le procès, écrit que les Burundais sont en
général persuadés que Regnier a bel et bien prononcé ces mots. Il conclut avec emphase : «
Faut-il s'étonner que [les assassins] aient fini par considerer comme normal une ‘disparition’
du Premier ministre ? » Il est clair que le ministre Spaak n'est pas très heureux du témoignage
de Sabine Belva : son cabinet la fait expulser du Burundi.
16
Précaution superflue, car la
Belgique n'a rien à craindre du tribunal de la tutelle. Dans le verdict, les juges belges font
vaguement référence aux déclarations de Belva comme étant « mots ou boutades qui ont été
exprimés à la légère», mais aucune enquête sérieuse n’est diligentée. C’est ainsi par exemple
que Belva n’est pas interrogée sur les dires de l'assassin suivant lesquels elle aurait participé,
13
Interdiction d'exercer sa profession.
14
Voir Guy Poppe. De moord op Rwagasore, de Burundese Lumumba, EPO. Berchem. 2011, pp. 180-181; ‘La
tutelle belge a-t-elle une part de responsabilité dans l’assassinat du prince Rwagasore ?’, La Libre Belgique,
23/11/1962 et ‘Cinq condamnations à mort’, dans La Libre Belgique, 29/11/1962. Le ministre Spaak sera
confronté durant un débat parlementaire aux révélations de La Libre Belgique concernant les fortes pressions
exercées par son cabinet sur des témoins potentiels. Spaak déclara ne jamais avoir donné son autorisation:
Saintraint et Spaak, cit. dans une interpellation de Drèze à Spaak, Annales parlementaires. Chambre des
représentants, réunion du 5/12/1962.
15
J.K. [Jean Kestergat], ‘Les responsabilités de la Belgique sont évoquées devant la Cour d’Appel d’Usumbura,
La Libre Belgique’, 23/4/1962. Pourquoi Sabine Belva, a-t-elle sali la réputation de la tutelle belge par son
témoignage? Regret ou sens de la justice ? Il y a même une autre hypothèse. Dans les milieux démocrateschrétiens burundais on disait que Belva, collaboratrice de Ntidendereza, était très proche
du chef du PDC. Vu le
risque d'une peine capitale pour Ntidendereza, elle aurait produit son témoignage pour le sauver. Plus tard on
verra qu'elle disait vrai.
16
J.K. [Jean Kestergat], ‘Les responsabilités de la Belgique sont évoquées devant la Cour d’Appel d’Usumbura’,
La Libre Belgique, 23/4/1962; sur l'ordre d'extradition de Belva on trouve une explication d'un attaché de cabinet
de Spaak, cit. dans une note de X, ‘La Belgique laissera-t-elle commettre un crime?’. Le Roi Baudouin a
transmis cette note au ministre Spaak. On y reviendra plus loin. quelques jours après cette réunion des fonctionnaires de la tutelle, à une autre réunion en vue
d’un attentat contre Rwagasore.
17
Guy Poppe, dans le cadre de son livre, a interviewé Jacques Bourguignon, le procureur belge
qui a mené l'enquête au Burundi et qui s’est gardé d’inquiéter les Belges. Bourguignon admet
qu'à cette époque il aurait été impossible pour un magistrat de soumettre à interrogatoire
quelqu'un comme le Résident-général Harroy : « Il n'aurait pas répondu ». Selon
Bourguignon, les Belges formaient une grande famille, il n'y avait pas de problèmes avec eux
et à cette époque on n'était pas disposé à mener une enquête allant plus au fond des choses
…18
Poppe tire la conclusion suivante : « On ne peut pas s’empêcher de penser que la Justice
au Burundi, à l’époque entièrement dans les mains des Belges, couvrait tout ce qui pouvait les
impliquer (…). Et il y en a suffisamment de preuves pour qu’on puisse en déduire, sans plus,
que l’exploitation de ces indices sérieux n’aurait jamais rien donné. » Poppe en arrive à dire
que « l'enquête a été menée comme s'il y avait eu une règle suivant laquelle seuls les
Burundais et les Grecs pouvaient jouer un rôle dans ce scénario et selon laquelle, il fallait que,
de préférence, les Belges n'y figurent pas. »
19
Finalement, trois magistrats professionnels belges condamnent à mort l’auteur des coups de
feu, Jean Kageorgis. Cinq de ses complices – quatre dirigeants burundais du PDC, parmi
lesquels le leader Ntidendereza et le Grec Iatrou – sont condamnés à de lourdes peines de
prison. Le verdict est prononcé le 7 mai 1962, moins de deux mois avant que le Burundi
n’accède à l'indépendance.
Le roi Baudouin entre en action
Le roi Baudouin est très actif politiquement à l’époque. Pendant l'été 1960, après « la perte »
du Congo et les troubles qui éclatent peu après l'indépendance, quand Bruxelles décide de
renverser le gouvernement de Lumumba, le jeune monarque tente de rassembler la nation
autour de sa personne. Il cherche à obtenir le soutien du pays à une action militaire au Congo
et à la sécession du Katanga, entre autres avec des discours politiques particulièrement durs.
Depuis la fondation de l'Etat indépendant du Congo par Léopold II, les rois des Belges
considèrent l'Afrique comme leur chasse gardée et Baudouin veut perpétuer cette tradition. En
1960, il n'a pas hésité à approuver, implicitement et sans l'accord du gouvernement belge, le
complot ourdi en vue de l’assassinat de Patrice Lumumba. Les officiers belges se sont
17
Cit. Arrêté de la Cour d'Appel dans G. Poppe, De moord op Rwagasore, p. 184; concernant la réunion des
complotteurs à laquelle Belva aurait participé, voir Ibidem, p. 59.
18
Interview de Jacques Bourguignon, dans G. Poppe, De moord op Rwagasore, p. 224.
19
G. Poppe, De moord op Rwagasore, resp. p. 247 en p. 45. Même l'ONU a couvert les Belges. L'Assemblée
générale de l'ONU adopte une résolution qui demande une enquête et la punition des coupables: UN General
Assembly Resolution 1627 (XVI), 23/10/1961. Trois enquêteurs venus à Bujunbura, repartent déjà après
quelques jours. Dans un premier rapport de 11/11/1961 il est mentionné qu'ils n'ont entendu « aucune plainte de
qui que ce soit concernant la régularité de la procédure suivie par l’autorité judiciaire ». Dans ses mémoires, un
Spaak satisfait note : « Ce rapport (…) écartait l’idée d'une complicité quelconque, donc le chef des autorités
belges. Venant de personnalités à l’abri de tout soupçon, il était impossible de la contester. » P-H. Spaak,
Combats inachevés. De l’espoir aux déceptions, Fayard, Paris, 1969. p. 303.
Entre temps, les Burundais se font entendre. Le Vice-premier Pierre Ngendandumwe se plaint, à une réunion de
l'ONU, que les Belges « ignorant des demandes répétées » omettent d'informer le gouvernement burundais sur
l'enquête. La position du gouvernement burundais est insérée dans le rapport final des enquêteurs de l'ONU du
26.01.1962. Il déclare que la tutelle et le Résident-Général J-P. Harroy sont complices du crime. La commission
de l’ONU omet cependant de procéder à une enquête ou de prendre position. Stef Vandeginste, Stones Left
Unturned. Law and Transitional Justice in Burundi. certainement souvenus de cet aval, lorsque, quelques mois plus tard, leurs subordonnés ont
assisté à la mise à mort de l'ex-Premier ministre du Congo.
20
Il y a également dans le dossier Rwagasore des documents permettant de mesurer avec quelle
énergie le roi Baudouin mène les choses. Les pièces d'archives ne laissent aucun doute : le roi
Baudouin remue ciel et terre pour convaincre le gouvernement de sauver Kageorgis. Et par
extension d'alléger le sort de ses cinq complices, qui pouvaient craindre qu'ils s’en sortiraient
moins bien après l'indépendance aux mains des Burundais. Le roi et son chef de cabinet
accablent le ministre Spaak de force lettres et rapports en vue de le persuader d’alléger le sort
de l'assassin et de ses complices. Baudouin veut absolument que la grâce soit accordée au
condamné à mort et qu’une amnistie soit proclamée en faveur des autres personnes déclarées
coupables à l'occasion de l'indépendance. On a aussi proposé de transférer les condamnés au
Rwanda, au Congo ou en Belgique pour qu’ils y purgent leur peine, éventuellement sous
surveillance de l'ONU…
Le document qu’un vent favorable fait atterrir sur le bureau de Guy Poppe est lié à tout cela. Il
s'agit d'une note du chef de cabinet du roi adressée au ministre Spaak. Elle n'est pas signée,
mais c’est manifestement un connaisseur de la cuisine burundaise qui l’a rédigée. Son intitulé
est équivoque: « La Belgique laissera-t-elle commettre un crime ? » L'auteur anonyme de
cette note décrit Rwagasore comme un voyou anti-belge, et le chef du PDC Ntidendereza – le
commanditaire direct de l’assassinat, condamné pour cette raison à 20 ans de prison – comme
un ami de la Belgique. Il apparaît même, à en croire la source X, que la victime a poussé à son
propre assassinat. L'auteur anonyme affirme clairement que la Belgique était juge et partie,
que la tutelle a financé les démocrates-chrétiens burundais et qu'elle craint surtout que l'ONU
ne soit mise au courant et ne trouve trace de l'argent du sang versé à Kageorgis.
X s’explique ouvertement sur la façon dont les responsabilités belges ont pu être passées sous
silence au cours de l’instruction et du procès. Il rappelle le témoignage de Sabine Belva au
procès en appel, où elle dit que le Résident Regnier avait déclaré que Rwagasore devait être
assassiné et que le Parquet avait reçu des instructions pour ne jamais trouver le coupable. Il
écrit aussi que Belva déclare au Procureur belge que ces mots créent un climat qui « avait pu
provoquer, ou au moins favoriser » le crime, mais dans le procès-verbal de la déposition du
témoin, rien n'apparaît. La conclusion de l'auteur qui confronte la vision du roi Baudouin et
celle de Spaak est la suivante : « on peut les sauver [Kageorgis et les autres condamnés], des
hommes qui étaient les amis de la Belgique (… ou ses complices, si on admet que, coupables,
ils ontété inspirés par le représentant officiel de la Belgique.) »
21
Baudouin s’en tient clairement à son point de vue : si des responsables belges importants sont
complices, ont encouragé des non-Belges à commettre ce crime, alors on ne peut pas
abandonner les exécutants. Dans une lettre écrite sur un ton tranchant que Baudouin envoie à
Spaak le roi se demande « si l’auteur matériel de l’assassinat est plus coupable que ceux qui
en ont conçu l’idée et poursuivi l’exécution en l’utilisant comme un instrument. »
22
Le
20
Voir à ce sujet Ludo De Witte. ‘De erfzonde van koning Boudewijn’, De Standaard, 23.06.2010, et
‘Lumumba et le péché originel du roi Baudouin’, Le Soir, 23.06.2010.
21
X., ‘La Belgique laissera-t-elle commettre un crime?’, une note que le chef de cabinet André Molitor a fait
parvenir à Spaak, doc. LDW. G. Poppe soupçonne – vaisemblablement à raison – que l'auteur anonyme de cette
note est Robert Scheyven, ancien résident du Burundi et un neveu de Raymond Scheyven, ministre belge
démocrate-chrétien et administrateur de sociétés colonials: De moord op Rwagasore, p. 196.
22
Lettre de Baudouin à Spaak, Laeken, 1/6/1962, doc. LDW. ministre Spaak toutefois tient bon et refuse la grâce que le roi lui demande d’accorder,
craignant qu'une telle mesure ne provoque des violences contre les Belges au Burundi et ne
nuise à la réputation de la Belgique en Afrique.
Le 28 juin 1962, trois jours avant l'indépendance du Burundi, le roi se résigne et, à
contrecœur, rejette le recours en grâce de Kageorgis. Deux jours plus tard, le dernier jour du
règne de l'administration belge au Burundi, Jean Kageorgis est fusillé. Quelques heures avant
son exécution, il écrivait dans une lettre à ses parents : « Je proclame solennellement que je ne
suis pas le seul coupable. Ce crime fut perpétré par la tutelle, M. Harroy - M. Régnier. (…)
Mon exécution pèsera sur la conscience de la Belgique qui veut ainsi étouffer sa culpabilité. »
Harroy et Regnier étaient les plus hautes autorités du territoire sous tutelle belge.
23
Pourquoi le roi Baudouin s'est-il battu avec le ministre Spaak pendant plusieurs semaines à
propos de l’assassinat de Rwagasore?
24
La position de Spaak est celle d'un homme de
pouvoir cynique ou, si l'on veut, d'un réaliste : six vies humaines – des non-Belges – étaient
sacrifiées pour sauver la réputation de la Belgique et celle des Belges au Burundi. Le roi par
contre prend une position de principe : pourquoi la personne qui a fait le sale travail devraitelle payer plus que ceux qui l’en ont chargé? Avis lourd de conséquences possibles pour les
Belges résidant au Burundi. Si l’on prend également en compte le dossier Lumumba, on peut
se poser la question de savoir si le roi agit seulement en fonction de considérations
humanitaires.
Je me risque ici à une hypothèse alternative. A cette époque, le milieu où Baudouin évolue est
dominé par des éléments appartenant à un catholicisme de combat, avec le comte Jacques
Pirenne, le comte Gobert d'Aspremont Lynden et son neveu, le comte Harold d'Aspremont
Lynden. Ce sont des hommes de l'entourage de Léopold III, qu'il a donc hérités de son père.
Par Fabiola, la noblesse espagnole est aussi introduite à Laeken. Et des gens de l'aristocratie,
de la haute hiérarchie militaire ainsi que des sociétés coloniales. Ces milieux abhorrent les
Lumumba ou les Rwagasore. Les idées des années trente, comme le corporatisme ou
l'intégrisme, les fascinent. Leur vision du monde est fondamentalement dichotomique et sans
nuances : pour ou contre l'Occident chrétien. Le monde entier se définit comme cela : les
dictateurs espagnols et portugais, comme les dirigeants de l'Afrique du Sud de l'Apartheid,
sont, sans problèmes, classés parmi « les bons », alors que des nationalistes comme Mandela
et Lumumba, ou un social-démocrate de gauche comme Salvador Allende, sont classés parmi
les « mauvais ».
25
Baudouin est le produit de ce catholicisme musclé, version années cinquante. L’idée qu’il se
fait de son rôle est celle d’un monarque chargé d’une mission divine. Un roi qui se jette
23
Lettre de Kageorgis du 29/6/1962, dans Ministère de l’Information (Burundi), Livre blanc sur les événements
survenus aux mois d’avril et mai 1972, Bujumbura, 1972, p. 16. Spaak reconnaît que Baudouin se rallie « non
sans réticences et sans tristesse » à la décision de Spaak de ne pas accorder la grâce: P-H. Spaak, Combats
inachevés. De l’espoir aux déceptions, p. 304. Sur les aspects juridiques du pouvoir que le roi a de gracier, voir
Jean Stengers, L’action du Roi en Belgique depuis 1831, Duculot, Paris/Louvain-La-Neuve, 1992, pp. 105-111.
24
Voir pour une tentative de réponse à cette question L. De Witte, « Koning Boudewijn sprong in de bres voor
de moordenaar van « Burundese Lumumba » », www.apache.be.
25
Selon Edward Korry, ancien ambassadeur des Etats-unis au Chili, des fonds venant de Laeken ont été
transférés à la CIA qui servirent contre Allende durant les élections chiliennes de 1964. L’homme orchestre de
cette opération, Roger Vekemans, était un jésuite qui animait à l'université de Santiago du Chili quelques
groupes de réflexion d'inspiration démocrate-chrétienne. Voir Georges Timmerman, Belgisch koningshuis
financierde anti-Allende-propagandafonds dans De Morgen, 21/4/2000. résolument dans la lutte entre le Bien et le Mal. Un monarque qui dirige les armées
catholiques, qui a une approche humaine pour ceux qui adhèrent à ses vues, pour les dominés,
les plus faibles, mais qui est sans pitié pour ceux qui se défendent, pour ceux qui résistent. Un
roi-soldat qui se soucie de ses propres troupes, des hommes dans la ligne de feu, de ceux qui
assument le sale travail (comme Kageorgis), mais qui devient impitoyable pour ceux qui sont
en contradiction avec sa vision du Royaume de Dieu sur la terre (comme Lumumba et
Rwagasore). Est-il alors surprenant que ce Baudouin de 1962 refasse ce qu'il a fait avec
Lumumba en 1960 ? Qu'il choisisse de protéger des comploteurs et des assassins - en 1960 en
approuvant implicitement un assassinat politique; en 1962 en protégeant les hommes qui ont
commis un crime semblable?
L'enquête du Parquet de Bruxelles (fin juin 1962)
Le roi Baudouin doit s’incliner peu avant l’indépendance du Burundi. Le ministre Spaak
obtient gain de cause : Kageorgis est exécuté et le rôle de la tutelle est escamoté. Justice
semble faite. Mais aujourd'hui, plus de cinquante ans plus tard, apparaissent des documents
qui prouvent que le Parquet de Bruxelles a mené une enquête sur le rôle des Belges dans
l’assassinat, avant l'exécution de Kageorgis, enquête accablante pour la tutelle. À la base, une
plainte de Jean Kageorgis tout à la fin de procédure, un homme déçu par le déroulement du
procès au Burundi où le rôle des Belges a été mis sous le boisseau. Il souhaite que la justice
bruxelloise procède à une instruction sur le rôle de l’autorité de tutelle. Elle a bien eu lieu.
26
Le procès-verbal de l’instruction à laquelle procède le Parquet de Bruxelles n'a jamais été
rendu public, mais on en trouve un extrait dans les archives nationales britanniques. On peut y
lire les déclarations des fonctionnaires de la tutelle belge, entre-temps rapatriés en Belgique,
au sujet du rôle du Résident Regnier dans l’attentat contre Rwagasore.
27
Ces interrogatoires des fonctionnaires de la tutelle attestent du caractère véridique du
témoignage de Sabine Belva devant le tribunal. Peu après la victoire électorale de Rwagasore,
Regnier, lors d'une réunion au sommet des responsables de la tutelle – à laquelle Belva
participe – pousse à l’assassinat de l’homme politique. A cette réunion du 21 septembre 1961,
assistent neuf Belges : le Résident Roberto Regnier et huit de ses collaborateurs parmi
lesquels Belva. On trouve dans le rapport d’instruction les dépositions de six Belges,
enregistrées les 28, 29 et 30 juin 1962. Léonard, Regnier, Bibot et Troquet assistent à la
réunion du 21 septembre, ce sont quatre hommes de l'administration centrale à Gitega. De
plus, Beauvois et de Fays sont interrogés au sujet des dépositions faites ensuite par les
participants à la réunion. Beauvois est l'Administrateur de Bujumbura, de Fays est l’ancien
Vice-Résident du Burundi.
Hubert Léonard déclare ce qui suit au Parquet de Bruxelles: « en début de réunion (…)
Regnier s’est écrié « Il faut tuer Rwagasore » (certain des termes employés). Un froid fut
jeté… Regnier ajouta : « Au Rwanda, il n’y aurait pas de problème », entendant par là que les
partis politiques du Rwanda auraient éliminé d’office le gêneur. » A cette époque, au Rwanda
26
Dans une lettre à Jacques Bourguignon, le Procureur du roi de Bujumbura, Jean Kageorgis invoque pour
fonder son recours à la Justice bruxelloise l'article 30 de la Charte coloniale, qui stipule que des Belges qui se
trouvent en Belgique mais qui font l'objet d'une plainte pour des actes commis dans la colonie, peuvent être
poursuivis et jugés en Belgique même. Lettre du 29/6/1962, dans http://Burundi-information.net/lettres-dekajeorgis-sur-le-role-de-la-belgique-dans-lassassinat-de-rwagasore.html.
27
Extraits de l’instruction du Parquet de Bruxelles, annexe à la lettre de British Embassy Usumbura (J. Murray)
to Foreign Office (G.E. Millard), 30.11.1962, in FO 371/161813, National Archives UK. meurtres ethniques et massacres sont monnaie courante. Les autres personnes interrogées font
des déclarations similaires.
28
Confrontés aux déclarations de Léonard, Regnier affirme: « Si
Léonard affirme que j'ai prononcé les paroles d’une manière aussi precise et aussi explicite je
n'ai aucune raison de contester son témoignage . (…) J'admets avoir prononcé les paroles « Il
faut tuer Rwagasore ». »
On n'en reste pas à cette seule remarque de Roberto Regnier. Quelques personnes interrogées
confirment le témoignage de Sabine Belva selon lequel le Résident du Burundi s’est étendu
sur la question et sur la méthode à utiliser pour éliminer Rwagasore. Selon Belva, Regnier a
dit en substance: « S'il tombe dans une embuscade, cela aura plutôt l’air d’un movement
populaire. » A la question « Et le corps ? », Regnier répond, toujours selon Belva et Léonard,
« Une fois le coup fait, le lac [Tanganyika] n'est pas loin . »
29
Quelques participants à la
réunion ont confié ensuite à de Fays qu'ils étaient « très gênés » et qu’ils avaient tenté de
détourner la conversation, mais que Regnier y revint « à plusieurs reprises ». Léonard
confirme que Bibot et lui-même ont tenté en vain de calmer le jeu : « Comme nous objections
que ce n’était pas des choses à dire, il répondit : « Au Rwanda il n’y aurait pas de problème »,
ce qui signifiait qu'au Rwanda, le meurtre se serait réalisé, l’assassinat politique y étant
couvert. » Léonard déclare encore que les mots « Il faut tuer Rwagasore », ne sont ni une
injonction ni un ordre, mais « l'expression d’une solution au malaise politique qui régnait au
Burundi. »
Quelqu'un d’autre ajoute: « Ce qui m'a frappé, c’est le fait que les dits propos avaient été
tenus en présence d’un certain nombre de personnes. »
30
Il pense sans doute à Sabine Belva.
Belva était en effet l'intermédiaire entre la tutelle et le chef du PDC Jean Ntidendereza : elle
servait de trait d'union entre le chef du PDC et la tutelle en vue de coordonner leurs politiques
respectives. Lors du « procès belge » en appel, Belva a témoigné de ce qu'elle avait informé le
chef du PDC du contenu des discussions lors de la réunion à la Résidence. Nous avons aussi
vu que Belva avait à la barre expliqué que Regnier lui avait dit plus tard qu'un prêtre
donnerait sans difficulté l'absolution pour le meurtre de Rwagasore et avait même fait allusion
à la possibilité d'utiliser un commando à partir du Rwanda, et qu'elle avait transmis tout cela à
Ntidedereza. Rappelons que Ntidendereza est celui qui a planifié l’assassinat.
31
Rwagasore ne
pouvait certainement pas compter sur la sympathie des principaux fonctionnaires au sommet
de la tutelle belge : le Parquet de Bruxelles note que les fonctionnaires le considèrent comme
« une nuisance pour le Burundi ».
32
Le commentaire de l'ambassadeur britannique
Dans un commentaire sur le rapport du Parquet de Bruxelles (qu'il a obtenu beaucoup plus
tard) l'ambassadeur Murray écrit au Foreign Office que « Regnier doit avoir assumé qu'elle
28
Déclarations de Bibot, Troquet et Beauvois.
29
Déclarations de Léonard et de Fays – de Fays se fonde sur les paroles que Léonard et Bibot lui ont rapportées
par la suite.
30
Déclarations de Beauvois. Bibot déclarait des choses semblables.
31
Témoignage de Belva, cité dans J.K. [Jean Kestergat], Les responsabilités de la Belgique sont évoquées devant
la Cour d’Appel d’Usumbura, La Libre Belgique, 23.04.1962. De même Troquet fait explicitement référence,
dans une déclaration au Parquet, à l'opposition : « Dans certains cercles du Front Commun, et je pense surtout à
J.B. Ntahimitsna, l'idée de tuer Rwagasore à été débattue. Lui, le seul dur de son équipe, a dit en ma présence:
« Il faut le tuer. » Le nom « J.B. Ntahimitsna » est ailleurs orthographié Ntahihitsha. Il s'agit sans doute de JeanBaptiste Ntakiyica, couramment appelé Jean Ntakiyica. Il sera l’un des cinq
condamnés pendus le 15.01.1963.
32
Déclarations de Troquet et Bibot. [Belva] communiquerait tout aux dirigeants du Front Commun. » Murray y ajoute: « J'ai bien
connu Regnier et j'ai résidé à de multiples reprises chez lui (…). Il était peut-être sous
l'influence des old Burundi hands [ceux parmi le sommet de la tutelle] qui avaient une
aversion presque pathologique de Rwagasore et de l'UPRONA, et du Résident-général qui
partageait dans une certaine mesure cette aversion. »
33
Un jour plus tard, Murray précise sa pensée dans une deuxième missive à Londres. Des gens
influents comme Léonard et de Fays entretiennent « une haine presque pathologique » pour
Rwagasore. Les gens comme de Fays « croient sincèrement (ou ont réussi à s’en persuader)
que Rwagasore au pouvoir, cela entraînerait la fin des relations amicales entre le Burundi et la
Belgique, mais que ce serait également une catastrophe pour le Burundi. » Toujours selon
l'ambassadeur britannique les démocrates-chrétiens burundais « ont des raisons de penser
qu'ils peuvent espérer de l'administration belge aide et assistance pour l'élimination de
Rwagasore. Ils en ont obtenu la confirmation avec les mots que Regnier a prononcé à la
réunion du 21 septembre. Ces paroles leur auraient été transmises par Belva. Cela peut
difficilement ne pas avoir eu une influence sur leur décision d’éliminer Rwagasore. » Dans
une autre missive, Murray qualifie la manière de parler de Regnier comme « des mots qui
vont très loin dans le sens de l'incitation au meurtre. »
34
Le procès-verbal du Parquet n'a aucune influence sur les événements. Dès que Baudouin
rejette le recours en grâce de Kageorgis, le ministre Spaak donne l'ordre de l’exécuter.
Kageorgis est mort quelques heures seulement avant l'avènement de l'indépendance du
Burundi et ses complices incarcérés sont transférés aux nouveaux détenteurs de pouvoir du
pays. Le Procureur du roi bruxellois raconte plusieurs mois plus tard ce qui s'est passé avec le
procès-verbal à l'ambassadeur britannique au Burundi.
Confidences du Procureur du roi Raymond Charles
Début 1963, l'ambassadeur britannique Murray a une longue conversation à Bujumbura avec
le Procureur du Roi Raymond Charles. Charles explique à Murray comment il a été impliqué
dans l'affaire et James Murray envoie ensuite un rapport de cette conversation à Londres. Le
25 juin 1962, cinq jours avant l'indépendance et la fin de la tutelle belge, l'avocat de
Kageorgis demande par écrit à la Justice belge « de dire une fois pour toutes quel est l’avis
donné à Gitega, et si on y a fait valoir des perspectives d’impunité. Il avait plaidé qu'il ne
serait pas juste que son client doive porter toute la responsabilité du crime dans la mesure où
des responsables belges en auraient été complices. Sur la base des interrogatoires (…) Charles
en arrive à la conclusion qu’il existe une responsabilité morale dans le chef d’un fonctionnaire
belge au moins. Par conséquent, il fait savoir au Premier ministre [Theo Lefèvre] qu'il est
d'avis que Kageorgis ne doit pas être exécuté. Plus tard, on lui fait savoir que, pour des raisons
33
Lettre de la British Embassy Usumbura (J. Murray) au Foreign Office (G.E. Millard), 30/11/1962, in FO
371/161813, National Archives UK.
34
Resp. lettre de la British Embassy Usumbura (J. Murray) au Foreign Office (Earl of Home, Secretary of State
for Foreign Affairs), 1/12/1962, et British Embassy Usumbura (J. Murray) au Foreign Office, n° 191,
19/11/1962, les deux dans FO 371/161813, National Archives UK. Selon le correspondant anonyme de
Baudouin, le Résident-adjoint Pierre de Fays démissionne en juillet 1961 en raison de l'attitude trop
bienveillante envers Rwagasore. Selon X. aussi Regnier est un partisan de la ligne dure, qui pendant l'été de
1961 regrette à de multiples reprises que l'opposion n’organise pas des milices contre l'UPRONA. X, La
Belgique laissera-t-elle commettre un crime?’, p. 3. politiques, son avis n’a pas été pris en compte. »
35
Le procès-verbal du Parquet et l'avis de
Charles n’ont jamais été rendus publics et ne le sont qu’aujourd’hui.
Les interrogatoires révélateurs du Parquet bruxellois ont lieu les 28, 29 et 30 juin 1962. Le
gouvernement belge ne tient aucun compte, d’aucune façon de cette enquête du Parquet ni des
conclusions qu’en tire le Procureur du Roi, puisque le ministre Spaak, le 28 juin, a déjà
imposé son point de vue à Baudouin en rejetant le recours en grace de Kageorgis. Ce jour-là,
le Parquet est justement en train de procéder aux interrogatoires. Lorsque le Procureur du Roi
Raymond Charles, deux jours plus tard, doit donner son avis au sujet de l’acceptation ou du
rejet du recours en grâce, Jean Kageorgis a déjà été exécuté. Pourquoi donc cette enquête
inutile du Parquet, si le roi a déjà refusé la demande de grâce ? Peut-être en raison de
l’influence elle-même d’un Baudouin entêté ? Car si Baudouin signe effectivement le rejet du
recours en grâce le 28 juin, il demande en même temps à Spaak de ne pas donner l'ordre
d'exécuter Kageorgis et de le remettre vivant aux autorités du Burundi indépendant, ceci dans
l’espoir que le mwami accepte le recours en grâce.
36
Dans cette hypothèse, l'enquête du
Parquet a encore un sens, car elle aurait pu amener Spaak à surseoir à l'exécution à la dernière
minute. Mais il n’en a rien été.
Le Burundi couvre aussi les Belges (novembre 1962 - janvier 1963)
Après la fin de la tutelle belge sur le Burundi, Bujumbura ne veut pas se contenter de la seule
exécution de l'assassin. Les Burundais veulent refaire le procès.Cela ne plaît pas à Bruxelles
qui désire sauver la vie des complices du crime en prison et que le rôle des Belges dans celuici ne soit pas rendu public. Avant l'indépendance et bien avant que la Cour d'appel n’ait été
chargée d’instruire le dossier de l’assassinat de Rwagasore, un envoyé du ministre Spaak avait
mis en garde le gouvernement burundais : il ne pouvait être question de rouvrir le procès
après l'indépendance. Sinon, il aurait été « très invraisemblable » que la Belgique continue à
accorder son aide au Burundi.
37
Tout cela en vain, car, fin octobre 1962, la Cour de Cassation du Burundi casse les jugements
« belges » et ordonne un nouveau procès. Fin novembre 1962, l'ambassadeur britannique au
Burundi écrit à Londres que l'ambition de Bruxelles de clore le dossier, n'a jamais été une
option réaliste. Le Burundi veut absolument refaire le procès et il serait insensé d'invoquer des
arguments juridiques contre ce projet, car « on ne pouvait pas s'attendre à ce que l'opinion
publique burundaise accepte un verdict belge pour un dossier où, au vu des pièces à
conviction, certains responsables Belges importants étaient impliqués d’une manière ou d’une
autre. » Dans le même télex, l'ambassadeur Murray dit qu’il a l’intention de tenter de
convaincre les Belges de ne pas sanctionner le Burundi : « nous ne sommes pas sûrs qu’il soit
juste que la Belgique renonce à ses responsabilités historiques à l’égard du Burundi en raison
d'une affaire compliquée et malheureuse dans laquelle le gouvernement belge n’a certes pas
trempé, mais où, malgré tout, au moins un haut fonctionnaire belge porte une responsabilité
morale. »
38
35
Rapport de l'entretien avec Raymond Charles, dans lettre de la British Embassy Usumbura (J. Murray) au
Foreign Office (G.E. Millard), 23/11/1963, dans FO 371/167430, National Archives UK.
36
Concernant les démarches de Baudouin du 28/6/1962, voir G. Poppe, De moord op Rwagasore, p. 187.
37
Concernant la mission du diplomate Georges Carlier, voir British Embassy Usumbura (Fabian) to Foreign
Office, n° 11, 17.03.1962, FO 371/167430, National Archives UK.
38
British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 205, 28/11/1962, FO 371/161813, National
Archives, UK. Par la suite, Murray informe Londres de ce que le climat politique au Burundi rend impossible de
L'ambassadeur Murray utilise les termes « pièces à conviction » (à la charge de Belges) et «
responsabilité morale » (d'un fonctionnaire belge), car, entre temps, il a pu lire l'extrait du
procès-verbal du Parquet de Bruxelles. Une semaine environ avant que Murray n’envoie son
télex à Londres, l'avocat des complices de Kageorgis, maître Liebaert, transmet l'extrait du
procès-verbal du Parquet bruxellois – accablant pour les Belges –, au tribunal burundais.
39
C’est justement ce que Le Soir publie et l'ambassadeur belge à Bujumbura en fait rapport dans
un télex à son chef.
40
Il est donc est clair que, fin novembre 1962, tous les milieux bien
informés de Bujumbura – en ce compris les autorités burundaises – sont au courant du PV du
Parquet de Bruxelles. Mais les Burundais n'en font aucun usage et cette pièce du dossier n’a
jamais été rendue publique– jusqu’à aujourd’hui.
Le 27 novembre 1962, un jury populaire burundais condamne les cinq complices de
Kageorgis à la peine capitale. La Cour d'appel se saisit début 1963 de l'affaire. Le Premier
ministre Muhirwa, le successeur de Rwagasore, admet devant Murray qu'il serait très difficile
de trouver ailleurs l'assistance nécessaire si la Belgique refuse de poursuivre la sienne.
Muhirwa lui dit encore qu'il va peut-être aller à Bruxelles afin de demander à Spaak « de ne
pas tout gâcher à cause d'une affaire dans laquelle aucune des deux parties ne sont en cause. »
Murray ajoute : « Il pourrait évidemment y avoir quelque chose d’intentionnel dans cette
dernière remarque. » Il comprend que c’est un donnant-donnant qui est proposé : le
gouvernement burundais fera exécuter les assassins de Rwagasore sans être sanctionné par
Bruxelles et, en échange, au cours de l’enquête, il n’y aura aucune investigation à propos des
Belges. Murray pense certainement au procès-verbal du Parquet bruxellois.
41
trouver dans tout le pays un jury qui ne condamnerait pas à mort les accusés : lettre de la British Embassy
Usumbura (J. Murray) au Foreign Office (G.E. Millard), 25/1/1963, FO 371/167430, National Archives UK.
39
Dans un télex, l'ambassadeur Murray avait annoncé cette démarche de la défense: « Vraisemblablement il y
aura commotion lorsque le 20 novembre – selon une information strictement confidentielle – la défense posera
une question concernant le résultat des interrogatoires qui ont eu lieu à Bruxelles en juin à la demande de l'avocat
de Kageorgis. Le document a été transmis récemment par le Procureur du Roi de Bruxelles. Au cours de ces
interrogatioires, de hauts-fonctionnaires belges auraient admis s’être exprimés d’une manière qui s’apparente
fort à une incitation au meurtre. » British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 191, 19/11/1962,
FO 371/161813, National Archives UK.
40
Concernant le transfert par Maître Liebaert de l'extrait du rapport du Parquet de Bruxelles à la Justice
burundaise, voir Nouvelles accusations contre des Belges au procès d’Usumbura dans Le Soir, 23/11/1962. Je
suppose que les avocats de la défense avaient en main cet extrait et non pas le rapport complet, car il s'agit du
même document qu'ils ont mis à la disposition de l'ambassadeur Murray. Voir plus loin, sur le rôle du ministre
Spaak. Le Soir demande quelques jours plus tard à Regnier ce qu'il a déclaré au juste au Parquet de Bruxelles. At-il réellement dit que Rwagasore devait être tué? L'ancien Résident le discute. Il
dit qu'il a, après une longue
discussion, énuméré les solutions possibles : la disparition de Rwagasore ou la coopération avec lui et
l'adaptation à la nouvelle situation. « Ce qui ne s’est pas dit au procès d’Usumbura… », Le Soir, 27/11/1962.
Après enquête au service des archives des Affaires étrangères à Bruxelles, il s'avère qu’à propos du transfert du
dossier à la Justice burundaise il y a une correspondance entre l'ambassadeur belge à Bujumbura et le ministre
Spaak. Louis De Clerck, ambassadeur honoraire et membre de la Commission Diplomatique du département des
Affaires étrangères, m'a communiqué ce qui suit par écrit: « Selon un télex du 21 novembre 1962 de
l'ambassadeur de la Belgique à Bujumbura aux Affaires étrangères, Liebaert, l'avocat des accusés, au cours du
procès après l'indépendance, a transmis le dossier du Parquet de Bruxelles donnant suite à la plainte de
Kageorgis, au président [de la Cour de justice burundaise]. » Courriel de LDC à LDW, 10.12.2012. Le chef de
service Alain Gérard me signale que le télex mentionné se trouve dans les archives diplomatiques, sous la
référence AF-I/60 (1962). Courriel de AG à LDW, 07/1/2013. Depuis, j'ai introduit auprès d’Alain Gérard la
permission de pouvoir consulter toute la correspondance sur le transfert du dossier à la justice burundaise.
41
British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 203, 27/11/1962, FO 371/161813, National
Archives UK. Que les Belges ne soient l’objet d’aucun devoir d’enquête demande un certain effort. Le 30
novembre 1962 encore, radio Usumbura, dans un long commentaire, désigne Regnier comme
« l’instigateur et le grand responsable » du crime.
42
Cela ne se répétera pas. C'est maintenant
au tour de Bruxelles de jouer. Les avocats de la défense envisagent de demander au tribunal
de convoquer Regnier, qui a depuis longtemps regagné la Belgique, au procès en appel
burundais. Etienne Davignon, qui suit le dossier du Burundi au cabinet du ministre Spaak le
dossier du Burundi, entreprend alors d’intimider les avocats de la défense. Il mentionne dans
une lettre les contacts entre l'ambassadeur belge, le Procureur burundais et d'autres avocats
des complices de Kageorgis. On ne sait pas exactement de quoi ces hommes parlent, mais il
est vraisemblable que c’est du procès-verbal du Parquet de Bruxelles évoquant la
responsabilité de Regnier. D’où le message que Davignon transmet aux avocats de la défense
: Regnier court le risque d'être arrêté pour complicité de meurtre s’il se présente au Burundi
pour témoigner.
43
Regnier n'est pas convoqué.
L’étonnante déclaration du ministre Spaak
Revenons brièvement sur l'extrait du procès-verbal du Parquet de Bruxelles. Comment Maître
Liebaert a-t-il pu mettre la main sur cette pièce ? En cherchant la réponse à cette question, je
me heurte aux limites de mon enquête. Deux semaines après que les avocats de la défense
aient remis ‘le dossier’ à la justice burundaise, l'affaire est à l'ordre du jour d'un débat à la
Chambre des représentants. Au cours de l’interpellation sur le déroulement du procès au
Burundi, le ministre Spaak est interrogé indirectement à propos du transfert du rapport du
Parquet bruxellois au tribunal burundais.
Le député Saintraint demande au ministre s'il est vrai que l'enquête du Parquet bruxellois a été
interrompue prématurément sur instruction d'une autorité supérieure – sous-entendu du
ministre de la Justice – et aussi pourquoi elle a été transmise à Bujumbura. A la première
question, Spaak ne donne pas de réponse. A la deuxième, il répond que les avocats des cinq
complices de Kageorgis ont réclamé le dossier et que lui-même s'est chargé – sans doute via
le ministre de Justice – de le faire transmettre « aux avocats à Bruxelles et ceux-ci l’ont
envoyé aux avocats qui allaient plaider à Bujumbura ». Car, dit Spaak, il a voulu de cette
manière « donner aux avocats le moyen de puiser dans ce dossier les arguments favorables à
leurs clients. »
44
La réponse du ministre Spaak surprend : ce membre du gouvernement belge qui, avant
comme après l'indépendance, a tout fait afin que demeure dans l’ombre le rôle de l'autorité de
tutelle, fait parvenir lui-même un document accablant sur les agissements de celle-ci aux
avocats présents au procès burundais! Dans l'état actuel de la recherche, aucune explication
de la démarche de Spaak n’est concluante. Le ministre a-t-il agi de sa propre initiative, avec
comme seul objectif la vérité et les intérêts des accusés ? Il aurait transmis à leurs avocats un
document dans lequel l’essentiel du témoignage de Belva se trouve confirmé, et cela quelques
mois après que son cabinet l'ait rappelée du Burundi pour qu'elle ne puisse plus témoigner ?
Cette hypothèse ne tient pas.
42
British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 210, 1/12/1962, FO 371/161813, National
Archives UK.
43
Lettre de E. Davignon à Georges Aronstein, 29/12/1962, dans G. Poppe, De moord op Rwagasore, p. 221.
44
P-H. Spaak, cité dans une interpellation de Drèze à Spaak, dans Annales parlementaires, Chambre des
Représentants, séance du 5/12/1962. Je prends le risque d'en avancer une autre. A l’époque, règne une grande inquiétude dans les
milieux démocrates-chrétiens belges concernant le sort des démocrates-chrétiens burundais
qui, comme complices de Kageorgis, risquent la peine de mort. On la perçoit dans des
déclarations politiques, des articles de presse et aussi en raison du fait que plus tard, après
l'exécution des cinq complices, un service religieux en leur mémoire est célébré à Bruxelles
en présence, entre autres personnalités, de l'ancien ministre Raymond Scheyven.
45
Le roi
Baudouin fait partie de ceux qui ont pris leur sort très à cœur. L’homme qui habite au Palais
de Laeken n'a décidément pas digéré sa défaite concernant le recours en grâce de Kageorgis.
Même le procureur du roi Raymond Charles, lui-même de tendance démocrate-chrétienne, est
arrivé à la conclusion que Kageorgis, vu la responsabilité de la tutelle, ne pouvait pas être
exécuté. Cette conclusion valait a fortiori pour les cinq autres conjurés. La pression de ces
milieux sur Spaak pour qu'il fasse quelque chose pour les cinq hommes en question est forte.
L'ambassadeur britannique au Burundi en arrive à la même constatation: « Même vu d'ici, il
est clair que monsieur Spaak est sous forte pression » afin d’empêcher que les cinq accusés
soient condamnés à mort.
46
Peut-être le risque existait-il d'une fuite de la magistrature ellemême au sujet du rôle de la tutelle?
Le ministre Spaak, vu les circonstances, a-t-il voulu satisfaire le lobby démocrate-chrétien en
Belgique en lâchant ‘quelque chose’ - un extrait du procès-verbal du Parquet bruxellois (qui
parvient aussi à l'ambassadeur Murray) – afin de ne pas être contraint de lâcher plus, soit la
totalité du rapport du Parquet? Il est en effet bien possible que dans le texte intégral de ce
rapport se trouvent des éléments encore plus accablants, par exemple au sujet des suites
données à la réunion chez Regnier. Car Kageorgis a fait des déclarations au tribunal qui a
siégé sous la responsabilité de l’autorité de tutelle (déclarations rejetées par le tribunal), au
sujet d'une réunion au cours de laquelle les dirigeants PDC, lui-même et Sabine Belva ont
discuté en détail de l’assassinat. Les inculpés burundais pointent également la tutelle du
doigt.
47
A cet égard, force est de noter que dans l'extrait du rapport du Parquet, aucune
déclaration de Sabine Belva n'est mentionnée, bien qu'une remarque incidente dans le
témoignage de Léonard atteste du fait que le Parquet l’a soumise à un interrogatoire. Belva
était l’agent de liaison entre l'autorité de tutelle et le PDC, ou, si l’on regarde les choses dans
la perspective de l’assassinat à perpétrer, elle constituait le maillon principal de la chaîne
reliant les propos de Regniers lors de la réunion et l’organisation de l'assassinat.
Il n'est donc pas impossible que Spaak ait choisi le moindre mal et voulu satisfaire le lobby
démocrate-chrétien – travaillé principalement par le roi Baudouin et le Procureur du Roi
Charles – en livrant aux avocats de la défense une version « toilettée » du dossier du Parquet
bruxellois – sans le témoignage de Belva, sans les commentaires des autres témoins à son
sujet et sans l'avis du Procureur du Roi Charles –, sachant bien que la transmission de cette
pièce n'aurait pas de conséquences juridiques concrètes pour la Belgique. Car nous avons vu
qu'entre Bujumbura et Bruxelles, le donnant-donnant a été respecté : les Burundais ont mis la
tutelle à l’abri des investigations du tribunal burundais, en échange de la poursuite de « l'aide
au développement » des Belges. Je le redis : ceci n'est qu'une hypothèse que l’on ne pourra
vérifier que sur la base de nouveaux éléments que le travail historique mettra en lumière.
45
Remarques congolaises, Paradoxes de l’esprit belgo-bantou, 1/2/1963.
46
British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 205, 28/11/1962, FO 371/161813, National
Archives UK.
47
Voir par exemple Jules Chomé. L’affaire Rwagasore, pp. 349 et suivantes, dans Remarques Congolaises, n°
41/42/43/44, 14/12/1962. Le donnant-donnant se maintient
Déjà avant l'indépendance du Burundi, le ministre Spaak menace de prendre des sanctions si
Bujumbura entame un nouveau procès après celle-ci, mais on n'en arrivera pas là. Il est clair
pour tous les observateurs avisés qu'entre les deux partis un modus vivendi a été conclu.
Le Burundi veut la peau de ceux qui ont assassiné Rwagasore, au risque de mécontenter
Bruxelles, mais Spaak s’y résigne et ne met pas en cause ‘l'aide au développement’ de la
Belgique au Burundi (surtout du personnel médical et des enseignants). En échange,
Bujumbura garde le rapport du Parquet bruxellois sous le boisseau et évite de mettre en
accusation les Belges. Cela même si Spaak, dans des déclarations faites pour la galerie, donne
l’impression inverse par la suite.
Début décembre 1962, peu après que les Burundais ont condamné à mort les cinq complices
de Kageorgis en première instance, le ministre Spaak déclare au Parlement qu'il va diminuer
de 35 millions de francs, l’aide au Burundi, des fonds auxquels le pays a pourtant droit selon
les dispositions budgétaires de fin 1962. Spaak n'a toutefois pas l'intention de refuser au
Burundi un seul centime. Le tribunal burundais n'a-t-il pas veillé à s’abstenir de toute
référence que ce soit au rôle des Belges dans l’assassinat? A la veille de son discours au
Parlement, un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères belge fait savoir de
manière informelle à l'ambassadeur britannique à Bruxelles que la mention de sanctions
contre le Burundi n'est pas à prendre à la lettre. Le gouvernement belge s'attend à ce que deux
des condamnés à mort ne soient pas exécutés. Si cela se vérifie – selon les termes de
l'ambassadeur britannique –, « Spaak adresserait un courrier au [premier ministre] Muhirwa
contenant des propos extrêmement violents, afin de calmer l'opinion publique (…) et
annoncerait que la question de l’aide de la Belgique serait reconsidérée. Il ajoute toutefois de
façon confidentielle que l'assistance se poursuivra en fait normalement et que le
gouvernement belge prend déjà toutes les mesures pour que les fonds approuvés durant
l'année ne soient pas rétrocédés au Trésor public. Au moment où l'ambassadeur belge remet la
lettre de protestation à Muhirwa, il l’informe de façon confidentielle des intentions belges. »
48
Spaak laisse donc la porte grande ouverte au business as usual. Vu sous un autre angle, avec
l'aide au développement (assortie de protestations purement formelles contre l’exécution des
complices de Kageorgis), il achète le silence de Bujumbura sur le rôle de la tutelle belge dans
l’assassinat. Cet étrange mutisme de Bujumbura n’échappe d’ailleurs pas à la presse. Dans un
commentaire, La Libre Belgique parle d' « une parodie de justice ». Le journal rappelle qu'au
cours du premier procès, lorsque la tutelle belge tirait les ficelles, « le ministère des Affaires
étrangères fait pression sur certains fonctionnaires pour qu'ils n’aillent pas témoigner ». De
même au cours du deuxième procès, cette fois mené par le Burundi, la Belgique a été
épargnée : « Le seul succès obtenu par M. Spaak dans cette affaire, c’est que le Burundi n’a
pas mis la tutelle en cause au cours du nouveau procès. Ceci pour deux raisons sans doute : le
Burundi ne désie pas accorder la moindre circonstance atténuante aux prévenus, et ensuite il
craint de perdre l'assistance technique de la Belgique, dont il a le plus grand besoin. »
49
48
P-H. Spaak dans une interpellation de Drèze à Spaak, dans Annales parlementaires, Chambre des
Représentants, séance du 5/12/1962; rapport de la conversation avec J. de Bassompierre, directeur-général du
Département des Affaires étrangères (belge), dans British Embassy Brussels (J. Nicholls) to Foreign Office, n°
404, 4/12/1962, FO 371/161813, National Archives UK.
49
La Cour d’Appel du Burundi confirme les condamnations et Cinq condamnations à mort dans La Libre
Belgique, resp. 7/1/1963 et 29/11/1962. Début décembre 1962, le mwami et le ministre des Affaires étrangères burundais sont en
visite à Londres. A la demande de Spaak, les Britanniques demandent au mwami s'il ne lui est
pas possible d'accorder la grâce. La réaction du mwami est particulièrement claire.
Le Burundi respecte le donnant-donnant : le mwami répond que « le résultat du procès en
appel n'est pas encore connu. Le gouvernement burundais n'a rien fait pour reporter la
responsabilité politique de l’assassinat sur la Belgique. Si, à la suite des procès reconduits, les
relations entre les deux pays se détérioraient, la responsabilité en incomberait à la Belgique,
non au Burundi. Le Burundi s’intéresse uniquement à la condamnation des assassins en tant
que personnes et non comme représentants de la Belgique. Les peines qui ont été annoncées,
correspondent à celles infligées dans d'autres pays pour des crimes semblables. Le mwami ne
s'est pas engagé dans la question du recours en grâce. » Le ministre burundais des Affaires
étrangères remarque même que « les assassins sont des Belges, mais que le gouvernement
burundais ne considère pas la chose comme susceptible d'être un casus belli avec le
gouvernement belge. »
50
Le 5 janvier 1963, la Cour d'appel de Bujumbura confirme les peines : les cinq coupables
seront bientôt pendus. Dans une rétrospective du procès l'avocat britannique Muir Hunter, qui
l’a suivi pour le compte d'Amnesty International, fait savoir à l'ambassadeur Murray son
mécontentement. Le tribunal burundais a tout fait pour que le rôle des Belges dans l’assassinat
soit passé sous silence, même si la défense a bien essayé d'en savoir plus à ce sujet. Elle a fait
entendre un enregistrement des déclarations de Kageorgis sur le rôle des Belges,
enregistrement effectué en présence d’un avocat et du directeur de la Sûreté de l’Etat un peu
de temps avant son exécution, mais les juges ont refusé de le prendre en considération. La
déclaration de l'accusé principal Ntidendereza, affirmant que le Résident-général Harroy avait
ordonné d'armer l'assassin, a subi le même sort. Car, selon l'ambassadeur Murray, « le tribunal
n'a pas voulu entendre les éléments plaidant en faveur de la thèse de la complicité belge. »
51
De même, rien de l'extrait du procès-verbal du Parquet bruxellois pourtant transmis au
tribunal n'a été pris en compte.
Ultimes tentatives
Le 11 janvier 1963, le roi Baudouin télégraphie au mwami Mwambutsa, en lui demandant
d'accorder la grâce aux cinq hommes qui attendent dans le couloir de la mort. Le ministre
Spaak ordonne à son ambassadeur de faire de même, « et de dire qu'il serait impossible pour
le gouvernement belge de maintenir les relations amicales avec le Burundi, si les cinq
hommes condamnés sont tous pendus. »
52
Spaak couvre ainsi le roi, mais de toute façon
Bujumbura sait qu'il n'a rien à craindre. La réaction du mwami et du premier ministre
burundais aux demandes de l'ambassadeur belge sont sans ambiguïté. La demande de grâce
sera refusée et les cinq condamnés seront pendus le 15 janvier à 10 heures. Le gouvernement,
le parlement et le conseil de la couronne ne veulent pas accorder la grâce. Si le mwami
accordait la grâce aux assassins de son fils, il serait considéré comme complice du crime
commis et il perdrait son trône. L'ambassadeur s’entend répondre également que le Burundi
50
Mwami Mwambutsa, in Foreign Office to Usumbura, n° 300, 7/12/1962, FO 371/161813. National Archives
UK. (Italics de LDW); le ministre burundais dans une note du West and Central African Dept., 10/12, 7/12/1962,
Ibidem.
51
Hunter and Murray, dans British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office (G.E. Millard), 25/1/1963,
FO 371/167430, National Archives UK; Ntidendereza, dans British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign
Office, n° 201, 25/11/1962, FO 371/161813, National Archives UK.
52
British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 9, 11/1/1963, FO 371/167430, National Archives
UK. est conscient que « la Belgique est à même de réduire le Burundi à la misère pour de longues
années, mais qu'ils jugent cela préférable à des troubles dans le pays. Si les exécutions n’ont
pas lieu, le pays deviendra ingouvernable. »
53
Quelques heures avant l'exécution, le Procureur du Roi Raymond Charles rend visite à
Bujumbura, en tant qu'émissaire du roi Baudouin et du gouvernement belge. Il est porteur
d’un ultime recours en grâce. On a vu que Charles, dans un avis au gouvernement belge a mis
en évidence le rôle belge dans l’assassinat l’invoquant comme circonstance atténuante en
faveur de l'assassin. Est-ce la raison pour laquelle c’est justement lui qui est envoyé au
Burundi et qu’on le charge de la dernière tentative pour sauver la vie des cinq complices de
l'assassin? Raymond Charles était à tous égards la personne la plus qualifiée pour convaincre
le gouvernement burundais de ce que les condamnés à mort étaient, certes, coupables, mais ne
portaient cependant pas seuls l’entière responsabilité du crime. Le Premier ministre burundais
répond cependant au Procureur que c’est peine perdue.
54
Le 15 janvier, les cinq condamnés sont exécutés dans le stade de Gitega, en présence du
Premier ministre, des membres du gouvernement et de 10.000 personnes. Il s’agit des
Burundais Jean Ntidendereza, Joseph Birori, Jean Ntakiyica et Antoine Nahimana et du Grec
Michel Iatrou. Les condamnés sont pendus l'un après l'autre, sous les applaudissements de la
foule. Un seul Blanc est présent : l'avocat de Michel Iatrou, qui est exécuté en dernier lieu .
Selon l'avocat, « le public éprouve une satisfaction supplémentaire au fait qu'un des pendus
est blanc. »
55
Après les exécutions, des diplomates britanniques déjeunent avec l'avocat Muir Hunter.
Hunter prévoit que l’émotion suscitée par cette affaire va aller s’amplifiant. L’assassinat a
déjà coûté six vies, mais il aura d'autres conséquences dramatiques : « les révélations au sujet
de la responsabilité de Regniers dans l’assassinat de Rwagasore peuvent provoquer la chute
du gouvernement belge. »
56
Bruxelles passerait en effet un mauvais quart d’heure si l'enquête
déshonorante du Parquet bruxellois revenait à la surface. Cela n’a pas été le cas. C’est
seulement aujourd'hui, un demi-siècle après les dernières exécutions que cette enquête est en
partie publiée.
Transparence nécessaire
Le Résident-général Jean-Paul Harroy a publié en 1987 des mémoires plutôt sincères au sujet
du Burundi. Dix ans plus tôt le colonel Frédéric Vandewalle, dans d’autres Mémoires, avait
déjà clairement affirmé que le ministre belge des Affaires africaines avait l'intention de faire
tuer le Premier ministre congolais Lumumba. En 2000 et 2001, d'autres Belges, ayant joué un
rôle actif aux dernières heures de Lumumba, se sont exprimés sans complexes dans la presse
53
British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 10, 12/1/1963, FO 371/167430, National
Archives UK.
54
British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 13, 15/1/1963, FO 371/167430, National
Archives UK. Au cours de cette visite à Bujumbura le Procureur du Roi R. Charles a eu l'entretien avec
l'ambassadeur Murray, dont on a fait mention plus haut.
55
British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 15, 16/1/1963, FO 371/167430, National
Archives UK.
56
Brief Foreign Office (P.M. Foster) to British Embassy Usumbura (J. Murray), 17/1/1963, FO 371/167430,
National Archives UK. écrite et les documentaires de la VRT, l'ARD et la BBC.
57
La franchise de ces hommes à
l’égard de ces crimes révèle bien leur sentiment d’impunité – et leur certitude que l'État belge
les couvre. Cette assurance subsiste. Dans le cadre de sa recherche au sujet du l’assassinat de
Rwagasore, Guy Poppe a eu un entretien avec Etienne Davignon. Davignon est un
personnage-clé dans toute cette histoire. A cette époque il est responsable du Burundi au
cabinet du ministre Spaak. En plus, fin 1961, Spaak envoie Davignon à Usumbura pour que
la passation des pouvoirs se déroule au mieux.
58
Poppe n'a pas trouvé un smoking gun au sujet
du rôle de la tutelle dans cette affaire, mais il a dû constater que divers documents manquaient
dans les archives des Affaires étrangères. Y a-t-il là négligence ou manipulation consciente ?
Davignon a dit franchement à Poppe que le dossier Rwagasore n'est pas accessible dans son
entièreté aux archives des Affaires étrangères...
59
Bujumbura connaissait fort bien le rôle de la tutelle dans le crime. En 1972, le gouvernement
de l'époque est sous les feux de l’actualité mondiale en raison des massacres à grande échelle
de Hutu, présentant les caractéristiques d'un génocide en gestation. Bujumbura, en porte-à-
faux avec l'Occident, se défend en publiant un « Livre blanc ». Dans ce « Livre blanc »,
Bujumbura rappelle l’assassinat de Rwagasore. Le Résident Regnier y est nommément
désigné comme l’ « organisateur » de l’assassinat du Premier ministre burundais et une petite
phrase fait allusion aux « aveux de Regnier devant le Parquet de Bruxelles ». Petite phrase
sans doute en guise d'avertissement à Bruxelles…60
Par la suite, Bujumbura n’est plus jamais
revenu sur la chose, sans doute pour ne pas mettre en danger les relations avec Bruxelles et ne
pas compromettre l'aide au développement dont le pays avait et a toujours tellement besoin.
En 2001, quelque trente membres du Parlement burundais ont demandé au gouvernement
belge d'ouvrir une enquête officielle sur les commanditaires du meurtre de Rwagasore,
demande restée sans réponse.
61
57
Frédéric Vandewalle, Mille et quatre jours. Contes du Zaïre et du Shaba, 13 fascicules, publié en régie propre.
Bruxelles, 1974-77. Documentaires de Bert Govaerts (VRT), Thomas Giefer (ARD) et Caroline Phare (BBC).
58
Davignon menait les négociations avec les Burundais, à la grande satisfaction du Résident-général Harroy, car
« Davignon fut extraordinaire de détermination, de précision, de violence mesurée quand il fallait, réglant (…)
d’innombrables retombées encore ambiguës (…) de la transition délicate entre le Ruanda-Urundi et le nouveau
tandem du Rwanda et du Burundi. » J-P. Harroy, Rwanda, p. 495. Voir aussi P. Salmon, Préface, in J-P. Harroy,
Burundi, p. 7.
59
G. Poppe, De moord op Rwagasore, p. 238.
60
Ministère de l’Information (Burundi), Livre blanc sur les événements survenus aux mois d’avril et mai 1972,
Bujumbura, 1972, resp. pp. 11 et 18. Dans une note de bas de page on invoque le rapport du Parquet bruxellois
comme la source du Livre blanc sur l'assassinat du Prince Louis Rwagasore, p. 124. Il s'agit en fait du document
Livre blanc sur le procès des assassins du Prince Rwagasore, mimeo., Bujumbura, 1963. René Lemarchand cite
à partir de ce document stencillé la déclaration de Léonard au Parquet bruxellois. Lemarchand mentionne que ce
document est produit par « un avocat européen qui a des sympathies pour l'UPRONA, sur demande des autorités
burundaises. » (Rwanda and Burundi, p. 527) En outre, Lemarchand cite de ce livre blanc une petite phrase que
Regnier aurait prononcée, mais qui n’apparaît pas dans l'extrait du pocès-verbal du Parquet de Bruxelles: «
Evidemment, il s'est passé ce que j'avais prévu – le Front Commun a perdu les élections – mais rien n'est perdu à
condition qu'on élimine à temps Rwagasore. » (Rwanda and Burundi, p. 340) La source de ce passage n'est pas
claire. Le fait que Bujumbura n'a jamais procédé à une publication formelle du ‘Livre blanc’, est du sans doute à
son caractère potentiellement explosif pour les relations belgo-burundaises. Dans un rapport de 1989 Bujumbura
revient sur l'affaire. On peut y lire que la tutelle belge est directement responsable du meurtre de Rwagasore, «
qui eut une conséquence désastreuse pour l'unité nationale » : Report of the National Commission to Study the
Question of National Unity, p. 4, cit. dans René Lemarchand, Burundi: Ethnic Conflict and Genocide, Woodrow
Wilson Center Press and Cambridge Univ. Press, 1994 (1996), p. 24.
61
Pétition au Gouvernement belge, Bujumbura, 1/7/2002, dans Stef Vandeginste, Stones Left Unturned. Law and
Transitional Justice in Burundi. Grâce à l'intervention du Parquet de Bruxelles au cours des procès intentés par la justice belge
puis burundaise, intervention à la fois transmise à Londres et sauvegardée là-bas, une
intervention dont il est possible qu’elle ait eu lieu à l’initiative du roi Baudouin, en désaccord
avec le gouvernement belge au sujet de l’affaire Rwagasore, nous sommes mieux renseignés
sur les circonstances de cet assassinat. A l'heure actuelle, il est impératif que toutes les pistes
soient exploitées. Le Burundi tente aujourd'hui de se réconcilier avec son passé. La Belgique a
le devoir de lui prêter assistance, en vue de se réconcilier elle-même avec son propre passé
concernant le Burundi. Il est de notoriété publique en Afrique, que la Belgique a joué un rôle
dans l'élimination de Rwagasore. Les procès menés au Burundi en 1961, 1962 et 1963 sont
des procès entâchés d’irrégularités. La Ligue des droits de la personne dans la région de
Grands Lacs constate que la justice ne s’est pas conduite de telle façon que le passé puisse
être assumé : « dans les deux procès [le procès « belge » et le « procès burundais »] la
responsabilité de la puissance tutélaire, opposée à l’indépendance et à la victoire de l’Uprona,
n’a été ni évoquée ni établie. C’est le premier assassinat, de toute une série, qui donne lieu à
un procès qui se clôture sans dévoiler les mobiles et l’identité du commanditaire. »
62
La Belgique a le devoir de faire la pleine lumière sur cette affaire. Tous les échanges
diplomatiques et le dossier judiciaire au complet doivent être rendus publics, en ce compris le
texte intégral du rapport du Parquet de Bruxelles ainsi que l'avis du Procureur du roi Charles.
De cette façon on pourra peut-être enfin déterminer dans quelle mesure en ces années-là
l’autorité de tutelle s’estimait couverte dans ses agissements par les ministres belges des
Affaires étrangères et africaines – Wigny, d'Aspremont-Lynden et Spaak – dans le combat
qu’elle a mené contre Rwagasore, jusqu'aux plus extrêmes conséquences s’il le fallait.
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Ligue des droits de la personne dans la région des Grands Lacs (LDGL), Burundi, Quarante ans d’impunité,
2005, p. 12.
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Il est possible qu’on voie plus clair un jour dans la question de savoir si Kageorgis est engagé dès 1960 dans la
lutte contre le premier ministre congolais Lumumba. Car, peu après la fin des travaux de la commission
d'enquête parlementaire sur le meurtre de Lumumba, le professeur Luc De Vos (de l’Ecole royale militaire et
membre du groupe d'experts de la Commission d'enquête parlementaire), à l'occasion d'une soirée-débat au KVS
de Bruxelles, suggère que Kageorgis fait probablement partie en 1960 d'un plan pour éliminer Lumumba comme
tueur à gages, sous le nom de code « Georges ». Kageorgis est-il effectivement ce mystérieux « Georges » ?
Dans le rapport de la commission Lumumba, ce Georges est décrit comme « un métis grec ». Paul Heureux, un
militaire belge qui a rencontré « Georges », dit qu'il ressemble plutôt à « Onassis » (témoignage devant la
commission d'enquête, le 3 septembre 2001 à Bruxelles). Nous rappelons ce qui a déjà été écrit plus haut :
Michel Iatrou, le grossiste grec qui engage son ex-employé Kageorgis pour la besogne au Burundi, possède au
Congo des intérêts commerciaux mis à mal durant les troubles lors de l’indépendance du Congo. Iatrou en veut à
Lumumba et déteste le premier ministre congolais (Jules Chomé, L'Affaire Rwagasore, p. 360, dans Remarques
congolaises, n° 41/42/43/44, 14/12/1962). Il n'est donc pas exclu que Iatrou, déjà en 1960, agit déjà dans la ligne
de ce qu'il va entreprendre en 1961 contre celui qu’il considère le « Lumumba burundais » : mettre en action son
tueur à gages contre Lumumba.
« Georges » est engagé par l’entremise du journaliste ultra-conservateur et royaliste Jo Gérard, compagnon de
route du politicien CVP/PSC Paul Vanden Boeynants et correspondant d'Europe Magazine. Selon le rapport de
la commission Lumumba, Jo Gérard a à sa disposition une somme énorme – 2 millions de francs – pour la
liquidation de Lumumba par « Georges ». En octobre 1960, Jo Gérard fait parvenir à « Georges », via le
consulat-général belge à Brazzaville, une avance de 200.000 F et un pistolet-mitrailleur (selon un document de la
Sécurité militaire belge et une communication du lieutenant Paul Heureux, qui était en poste au consulat-général
de Brazzaville : voir les documents 117 et 118 dans Luc De Vos, e.a., Lumumba. De complotten ? De moord,
Davidsfonds, Louvain, 2004.) Finalement, Lumumba est éliminé au Katanga, et « Georges » s'éclipse (avec
l'argent et l'arme). La commission Lumumba a demandé à Jo Gérard s'il connaissait Kageorgis, mais au cours de
l'interrogatoire à son domicile il déclare qu'il ne se souvient de rien (communication du professeur Emmanuel
Gerard, expert de la commission Lumumba).
Enfin, la question de l'origine de l'argent du sang pour « Georges » doit encore être résolue. Jo Gérard admet
qu'il a saboté les émissions-radio des « lumumbistes » au Congo « à la demande de l'Union Minière » (Jo Gérard C’est dans l'intérêt de la vérité. C’est dans l'intérêt du Burundi dont l’avenir a
été lourdement
hypothéqué par cet assassinat. Car le nationaliste Rwagasore était parvenu à rassembler Hutu
et Tutsi dans la lutte pour l'indépendance et son élimination a constitué un premier petit pas
vers les tensions ethniques – d'abord entre les dirigeants de l'UPRONA, plus tard dans le pays
tout entier – qui ont dégénéré par la suite pour aboutir aux massacres, aux épurations
ethniques et à la guerre civile : des centaines de milliers de Burundais en sont morts.
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Cette
transparence a quelque chose aussi d’indispensable en raison de l'intérêt qu’il y de bien mettre
en évidence la leçon que comporte cette histoire qui nous enseigne qu’il est sain de se méfier
des visées impériales de Bruxelles, de Paris ou de Washington et que cette salutaire méfiance
n'a vraiment rien d'excessif.
Ludo De Witte
Le 3 janvier 2013
était en 1960 en mission antilumumbiste « pour l'Union Minière », Belga, Bruxelles, 4/9/2011). Est-ce cette
société qui verse l'argent de sang ? Et enfin : d'où vient l'argent du sang pour tuer Rwagasore ? Dans une
déclaration au tribunal, Kageorgis maintient qu'il lui a été promis 1 million de francs pour l’assassinat et
Ntidendereza le confirme, sans mentionner le montant : déclarations dans Jules Chomé, L'Affaire Rwagasore, pp.
352 et 361, Remarques congolaises, n° 41/42/42/44, 14/12/1962. Dans le verdict du 2 février 1962 (procès en
première instance), les juges reprennent ces déclarations (Ibidem, p. 368). Est-il possible que l'argent du sang
non utilisé lors du complot contre Lumumba ait été « recyclé » pour éliminer Rwagasore ?
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Pour ce qui est de la dégénérescence des luttes pour le pouvoir entre factions rivales de l’élite burundaise en
une violence interethnique à grande échelle, voir Ganwa Politics in Modern Guise: Bezi versus Batare et The
Displacement of Conflict: Hutu versus Tutsi, dans René Lemarchand, Rwanda and Burundi, pp. 324-360. Voir
aussi René Lemarchand, Burund i: Ethnic Conflict and Genocide, pp. 24-26, 54.